- ÉCONOMIQUE (SCIENCE)
- ÉCONOMIQUE (SCIENCE)La science économique est difficile à définir. Cela tient, sans doute, à ce qu’elle est beaucoup plus jeune que les autres sciences. Elle fait partie de l’ensemble des sciences sociales qu’on pourrait appeler sociologie, science qui elle-même n’est pas aisée à circonscrire avec précision.La science est savoir, c’est-à-dire connaissance. C’est une pénétration, une prise de possession par l’esprit de certains objets du monde. Mais une question se pose alors: l’objet de la connaissance ne détermine-t-il pas la forme de cette connaissance?Connaître un être inanimé n’est pas la même chose que connaître un être animé, et à plus forte raison un homme ou un ensemble d’hommes. Toute science doit-elle être construite sur le même modèle et, pour accéder au titre de science, faut-il adopter le style déjà mis en valeur par les disciplines de la matière préalablement constituées? Des analogies sont possibles, mais un mimétisme total ne serait probablement pas une perfection.1. Connaissance et actionIl n’est pas possible de dater avec exactitude la naissance de la science économique. Le premier Traité d’économie politique paraît en 1615; son auteur est un mercantiliste français, conseiller du pouvoir et non pas théoricien: Antoine de Montchrestien. L’intuition d’une science économique n’apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle; sa constitution ne se fait qu’au XIXe siècle. Est-ce à dire que l’on ne se soit pas préoccupé des problèmes économiques avant 1758, ou même avant 1615? Certes pas. Mais s’il advenait que ces problèmes fussent soulevés, ce n’était pas pour les résoudre, c’était pour les juger.Il est vrai que les penseurs grecs s’occupaient bien d’économie: ils ont créé le mot (de oikos , maison, et nomos , ordre); mais pour eux l’activité économique était seconde, servile, suspecte. L’économie était subordonnée à la politique: l’art d’administrer la cité. Au Moyen Âge, dans l’atmosphère chrétienne, l’économie était soumise à la morale; la richesse matérielle, l’argent, le désir du lucre risquaient d’empêcher l’homme de faire son salut. L’intérêt du capital, appelé usure, était condamné. Avec la Réforme et la Renaissance, et surtout avec la formation des États, la richesse devient une étape nécessaire, comme le mot (Reich ) l’indique, à l’acquisition du pouvoir.C’est la période mercantiliste où des premiers rudiments de connaissance se mêlent à la politique. Au XVIe siècle, la hausse des prix, liée à l’augmentation des quantités d’or en circulation, fait problème. Pour enrayer cette hausse, il fallait savoir à quoi elle était due. Les premières ébauches de théorie monétaire voient alors le jour (Bodin, Malestroit).À la fin du XVIIe siècle, Gregory King se demande quelle relation existe entre l’augmentation des quantités de blé récolté et la chute de son cours. Son interrogation préfigure une loi. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’idée d’un ordre naturel apparaît avec ceux qui se dénomment précisément les physiocrates (physiocratie veut dire «gouvernement de la nature»): Quesnay, Turgot. Avant de prendre une décision politique, avant de proclamer une loi positive, et peut-être même pour ne pas en proclamer («laissez faire, laissez passer»), il faut découvrir les lois naturelles. Ici la connaissance supprime l’action. Mais c’est une vue simplifiée.Aux précurseurs de la science économique succèdent les véritables créateurs: les premiers classiques anglais, Adam Smith (1776), Malthus (1798), Ricardo (1817). On ne peut pas dire, cependant, qu’ils aient fondé une véritable science. Ils avaient trop la hantise de la grandeur britannique pour se laisser guider aveuglément par les lois qu’ils auraient découvertes. La connaissance s’améliore avec eux, mais elle est opportunément associée à un environnement politique qui conditionne leurs conseils à l’État.En se détachant de la fin politique, comme elle le fait au XIXe siècle, la connaissance se précise. Walras (1871) parle d’une «économie pure», déductive et abstraite. Une science économique se constitue sur le modèle de la mécanique ou de la physique. Au début du XXe siècle, Landry écrit même un Manuel d’économique (comme on écrit un manuel de physique). Dans un monde voué aux guerres universelles, aux crises généralisables, un nouveau revirement se produit. La science, qui avait eu tant de mal à se détacher de l’action, se trouve comme brutalement et impérativement obligée d’y revenir. La science appliquée devient aussi nécessaire que la science pure. On ne sait plus du reste celle qui prime l’autre, celle qui doit précéder l’autre. La caractéristique frappante de la dernière science économique, à la recherche d’elle-même, semble résider dans cette alliance d’un nouveau type entre la connaissance et l’action, comme si l’histoire humaine signifiait un retour à des âges anciens, sans que soit ignoré cependant l’acquis des âges plus récents.C’est compte tenu de cette évolution que doivent être étudiées les diverses modalités d’une science si difficile à saisir.2. La connaissance économiqueUne première science économique s’est élaborée tout au long du XIXe siècle et au début du XXe. On peut la caractériser par son objet et par ses méthodes.L’objet de la connaissance économiqueTrois thèmes définissent l’objet de la connaissance économique: les richesses matérielles, l’échange, les choix.La science des richessesL’ouvrage d’Adam Smith, La Richesse des nations , suggère une première définition de l’objet de la connaissance économique. Pourquoi n’y aurait-il pas, en effet, une science des richesses, comme il y a une science de la lumière, des astres ou des végétaux? La difficulté est de savoir ce qu’est une richesse. Des biens matériels d’abord, mais aussi des services nécessaires à l’existence, voire au bien-être (welfare ). Déjà, on prend conscience qu’est richesse ce qui satisfait un besoin, cette fonction de satisfaction définissant l’utilité, notion clef du langage économique. Mais tandis qu’une longueur ou un poids ont une réalité objective, il n’y a pas d’utilité en soi, pas de valeur absolue. La notion de richesse est relative et subjective. Elle ne peut suffire à constituer une science.La science des échangesLa valeur des biens et services n’existant pas en soi, elle ne se connaît qu’à travers l’échange. Ce qui est économique, c’est précisément ce qui est capable d’échange (d’où le nom sibyllin, parfois donné à cette science, de «catallactique»). L’acte économique se révèle comme tel seulement lorsqu’il y a passage, déplacement des biens entre les hommes. Il est social par essence. Et comme le transfert le plus élémentaire qui soit suppose deux sujets en présence, l’acte économique est un acte dichotomique. Il y a toujours la main qui reçoit et la main qui donne: une entrée et une sortie, un débit et un crédit. La comptabilité en partie double exprime bien cette «économicité». De la sorte, un acte gratuit ne rentre pas dans la sphère de la science économique, mais il reste à savoir si un acte aujourd’hui gratuit ne donnera pas lieu, dans un avenir plus ou moins éloigné, à une contrepartie. C’est le problème soulevé par l’économie de don (François Perroux).Le résultat d’un échange se traduit par un prix, c’est-à-dire un rapport des quantités transférées d’un sujet à un autre, que ce prix s’exprime en nature (prix relatif, le prix du blé en avoine par exemple) ou en monnaie (prix absolu, le prix du blé en francs). On conçoit ainsi que la science des échanges se ramènera à une science des prix. Est économique tout ce qui peut se traduire par un prix.Mais pour savoir comment se forme le prix, il faut aller plus au fond du problème. Un troisième thème de recherche apparaît.La science des choix efficaces et opportunsUne idée majeure préside à la naissance du problème économique: celle de limitation ou mieux encore d’inadaptation. L’homme porte en soi un besoin d’infini, et il bute constamment sur le fini de la création. Cette antithèse se traduit d’abord dans l’idée de rareté. Les besoins apparaissent comme innombrables, et les moyens pour les satisfaire sont limités. Il peut arriver aussi que les moyens soient suffisants, parfois même trop nombreux. Alors une autre notion intervient, celle d’inadaptation. Les biens ne sont pas forcément là où il en est besoin ni quand il en est besoin. Il faut les produire s’ils sont insuffisants, les réduire s’ils sont trop abondants. Il est nécessaire aussi d’en accélérer ou d’en retarder l’arrivée. L’acte économique apparaît alors comme l’acte d’adaptation par excellence. De toute manière, avoir une attitude économique, c’est savoir choisir, et d’abord la fin à réaliser de préférence à une autre. Une fois celle-ci choisie, on doit décider du moyen le plus efficace parmi tous les moyens possibles. On parle du principe d’alternativité. Ainsi, lorsqu’il est possible de mettre les fins en ordre de préférence (on fait alors une ordination), lorsque les moyens de parvenir aux fins sont limités et susceptibles d’application alternative, lorsque enfin la durée de réalisation est aussi limitée, le comportement prend-il la forme d’un choix qui est l’acte économique par excellence.Les méthodes de la connaissance économiqueLes trois thèmes qui viennent d’être évoqués, bien loin de se contredire, se complètent et s’enrichissent. Il reste à exposer comment ils ont été effectivement mis en œuvre.Sur le terrain des méthodes, deux grandes familles d’esprits se sont opposées et ne cesseront de s’opposer. Il y a ceux qui raisonnent et ceux qui observent, les «déducteurs» et les «inducteurs». Connaissance rationnelle ou connaissance positive se définissant par rapport aux faits, c’est-à-dire par rapport à la réalité. Une science pure (ou conceptuelle) se constitue sans s’occuper des faits observables. Une science positive (ou expérimentale, ou appliquée) se forme au contraire à partir d’observations convenablement recueillies. On pourrait aussi parler de connaissance abstraite et de connaissance concrète , la première étant générale, universelle, détachée du temps et de l’espace – c’est le sens littéral du mot abstrait –, la seconde toujours incarnée, c’est-à-dire toujours liée à l’espace et au temps.L’une de ces formes est-elle supérieure à l’autre? La réponse dépend du tempérament de chacun. Il est plus sage de ne pas pratiquer ici un choix exclusif. Ce qui a fait la grandeur des premiers économistes classiques anglais, c’est qu’ils ont pratiqué, sans avoir fait eux-mêmes la distinction, les deux méthodes. Cependant, ils avaient tendance à privilégier la méthode déductive. Ricardo, en particulier, était un logicien: ses théories de la rente foncière, de l’influence quantitative de la monnaie sur les prix, du retour automatique à l’équilibre de la balance commerciale sont autant d’ébauches d’une science économique déductive. Les successeurs de Ricardo construisent explicitement cette science pure; ils dégagent des lois économiques, énoncées sous forme de théorèmes. Là précisément surgit une querelle: elle naît avec l’école dite historique ou historiciste, dont les représentants, dès le milieu du XIXe siècle, sont en majorité de langue germanique (Roscher, Schmoller, Hildebrand...). Il n’y a pas, disent ces auteurs, de véritables lois économiques semblables à la loi de la pesanteur, universelles, perpétuelles. La connaissance économique est par essence relative. La mission de l’économiste est d’observer le monde dans lequel il vit, de recommencer sans cesse ces observations, de les mettre en ordre. De cette mise en ordre, peut-être résultera-t-il en fin de compte des répétitions en chaîne, qui permettront de mettre en évidence ce que les autres appelaient des lois. Mais les lois seraient alors des résultantes plus que des points de départ.Ainsi, les déducteurs, les «abstracteurs» pensent que le sujet économique est doué de rationalité, que la logique de ses calculs permet de concevoir un ordre économique cohérent. C’est cette pensée qui sécrète l’image d’un homo oeconomicus. Un tel homme n’existe évidemment pas, il n’est qu’une hypothèse de travail, un homme en quelque sorte essentiel. Les observateurs, les inducteurs ne veulent pas au départ de leur étude formuler d’hypothèse; ils se disent neutres, sans préjugés; ils photographient la réalité, ils s’intéressent plus à ce qu’on appelle aujourd’hui le milieu, l’environnement. Ils ne se demandent pas si l’homme a une attitude rationnelle, logique ou illogique: l’homme est pour eux un sujet existentiel .Dès lors une convergence ne s’esquisse-t-elle pas entre les deux méthodes, voire une rencontre? Si cela était, il n’y aurait évidemment pas à opposer deux attitudes de l’esprit. Mais si la rencontre est concevable, elle n’est pas encore faite, ou elle n’est faite que partiellement. C’est pourquoi il faut analyser avec plus de soin les deux formes possibles de la recherche économique.3. La science économique pureLa théorieLa pureté qui est ici en cause, c’est la rationalité, l’essence des choses étudiées. On a déjà évoqué Léon Walras, l’auteur des Éléments d’économie pure (1871); il eut, après Cournot (1838), l’intuition que le langage mathématique était, par sa rigueur, apte à exprimer le problème économique. Ce point de vue fut amélioré encore par le successeur de Walras à l’université de Lausanne, l’Italien Vilfredo Pareto. Depuis lors, de nombreux économistes n’ont cessé de participer à la construction de cette économie pure, ou rationnelle. Il suffit de citer, au point actuel de l’évolution, les plus célèbres: Paul A. Samuelson aux États-Unis, John R. Hicks en Grande-Bretagne, Maurice Allais et Gérard Debreu en France.Ce type de connaissance économique prend pour modèle les sciences de la nature inanimée, dont il utilise les outils d’analyse et même le langage. Puisque l’acte économique le plus parfait a comme vocation l’efficacité la plus grande possible, on conçoit qu’un calcul soit fait pour rendre maximal l’avantage recherché et minimal, le coût. On exprime l’utilité et le coût par des fonctions de variables à prédéterminer; la mathématique dit pour quelle valeur de la variable la fonction est maximale ou minimale. Le choix le plus efficace est du domaine du calcul différentiel ou du calcul à la marge (marginal). On formalise par des équations appropriées l’attitude du producteur, celle du consommateur. On fait la théorie de leur rencontre (théorie des marchés et des prix). C’est là le fondement de l’analyse dite micro-économique, pensée au niveau du sujet individuel.Ce que l’on établit pour un seul sujet, on le généralise à un ensemble de n sujets échangeant entre eux m marchandises. La grande découverte de Walras est d’avoir exprimé toutes ces relations solidaires entre toutes les offres, toutes les demandes et les prix afférents à chacune, à travers tous les marchés pensables (des biens, des services, des facteurs de production, de la monnaie) par des équations simultanées où le nombre des équations est égal au nombre des inconnues. C’est le concept de l’équilibre général .Statique et dynamiquePuisque la science économique se construit à l’image des sciences dites exactes (c’est-à-dire emploie la méthode mathématique), il n’est pas étonnant de voir mise en première place l’idée d’équilibre. La perfection d’un système est d’être en équilibre, de réaliser une égalité entre les prétentions opposées des participants au marché. S’introduisent alors les expressions mêmes de la mécanique rationnelle, celles de statique et de dynamique qu’Auguste Comte avait élaborées pour la vie sociale en général. Dans la statique économique , on recherche, compte tenu des données de départ, les conditions d’un équilibre (en prix et en quantités) à un instant donné, c’est-à-dire le temps supposé arrêté. Dans la dynamique économique , on pense cet équilibre à travers le temps; plus précisément, on essaie de caractériser les forces (dunamis ) qui entretiennent ou détruisent un équilibre de départ, de période en période.4. La science économique positiveÀ la place de «science économique positive», on pourrait aussi bien dire «science expérimentale» ou «science d’observation». Elle a commencé au XIXe siècle par l’histoire descriptive. L’économie raconte ce qui se passe en tel pays, à tel moment. C’est la méthode des récits, des monographies, c’est celle qui retient les faits comme des maîtres. Méthode facile, à la portée de tous, très séduisante d’apparence. Elle a ses limites : la valeur de la description dépend de la valeur de celui qui décrit. Chacun a sa manière de dire la vérité. La description peut révéler un changement perpétuel; comment dégager alors le «général» que la science a pour fonction de découvrir? Il faut se méfier de la tentation de l’extrapolation.Cinématique et conjonctureIl y a une attitude scientifique intermédiaire entre la statique et la dynamique; c’est la cinématique. On appelle ainsi, en mécanique, l’étude des mouvements, abstraction faite des forces qui les engendrent. Sans doute peut-on concevoir une cinématique économique abstraite dans un temps que se donne l’esprit. C’était par exemple le circuit imaginé par les physiocrates dans le fameux tableau économique de Quesnay. On envisage ici une cinématique économique concrète, réelle: la mise en forme des mouvements historiques de telle ou telle économie. Cette cinématique manifeste ce qu’on appelle aussi la conjoncture. Sans doute, sous ce terme riche de sens divers, pense-t-on d’abord à la prévision des mouvements futurs, à la manière dont seront conjointes les diverses variables de l’économie; mais, pour anticiper, il faut connaître avec exactitude l’intensité, les vitesses des divers mouvements qui composent la réalité d’aujourd’hui, issue elle-même de celle d’hier. C’est l’objet propre de la cinématique économique. On essaie alors de dégager d’un mouvement brut les divers éléments dont il se compose. Ceux-ci seront distingués selon le temps qu’ils mettent à apparaître et à disparaître. L’analyse découpe le temps en parties: courtes, c’est-à-dire inférieures à l’année, c’est la composante saisonnière; moyennes, c’est-à-dire comprenant quelques années, c’est la composante cyclique; ou longues, c’est-à-dire de plusieurs décennies, c’est la composante séculaire.Analyse statistiqueN’est-ce pas par la statistique que se constitue la véritable science économique positive? C’est d’abord dans l’espace, en un instant donné, que s’étudie la distribution statistique d’un ensemble à travers ses parties (une population selon les âges) et que les méthodes statistiques se sont formées. Le statisticien collecte les faits, il les ordonne: il met en liaison les unes avec les autres les séries statistiques. Un indice, dit de corrélation linéaire, permet de savoir si la liaison entre deux ou plusieurs séries s’approche ou s’éloigne de l’idéal fonctionnel. Le traitement statistique donne ainsi aux faits une forme scientifique; certains pensent même qu’il les engendre: le «fait» est le résultat du «faire» du statisticien, qui fait surgir du rapprochement de plusieurs faits l’ébauche de ce que nous appelions des lois. Si cela était, ne pourrait-on voir là une réconciliation entre l’attitude rationnelle et l’attitude empirique?Constructions économétriquesDe l’analyse statistique, il faut rapprocher la construction économétrique. L’économétrie n’est-elle pas un autre nom donné à la statistique économique? La statistique n’est-elle pas déjà une méthode de mesure? À la vérité, il s’agit de construction économétrique. La statistique est ancienne. L’économétrie est relativement récente: elle date de 1930. L’Econometric Society a été fondée à l’université de Chicago à l’instigation de Schumpeter, de R. Frisch et de Divisia. Elle publie une revue appelée Econometrica. Elle a une vocation synthétique, la synthèse se faisant entre l’analyse économique, l’outil mathématique et la recension statistique.Au sens strict, l’économétrie trouve bien sa place à l’intérieur de la science positive: si elle intègre vraiment à sa construction les statistiques apportées par la réalité, elle n’est pas une pure construction de l’esprit, elle est dans son principe une construction inductive. Cependant, la langue est parfois trompeuse. Il y a une économétrie au sens large. À tort ou à raison, on appelle économétrie toute étude mathématique de l’économie. Il conviendrait, pour lever cette ambiguïté, de distinguer l’économétrie rationnelle – qui pourrait s’appeler l’économie mathématique et utiliserait des statistiques données par l’esprit et non apportées par la réalité – de l’économétrie positive , toujours à base de mathématiques, mais réservée au traitement des données statistiques vécues. L’économétrie, qu’elle soit rationnelle ou positive, donne lieu à la construction de modèles. On pourrait parler ainsi de la science des modèles. Ceux-ci peuvent être abstraits, tel l’oscillateur de Samuelson ou le modèle explicatif du cycle de J. R. Hicks ou de Goodwin: la discussion des paramètres permet de mettre en ordre différents types de mouvements économiques (ascendant ou descendant, explosif, amorti, entretenu). Quant au modèle concret, il exige un processus d’ajustement à la réalité d’un monde prédéterminé par l’esprit. Les paramètres sont estimés selon des méthodes apprises en économétrie. Le modèle peut être linéaire ou non linéaire, avec ou sans retard, à une ou à plusieurs équations, ordinairement à différences finies.En fin de compte, il sert à expliquer, pour une part, la réalité vécue dans tel ou tel pays.5. La science de l’action humaineLe quantitatif et le qualitatifLes formes de la science économique dont nous venons de parler correspondent à des formes accomplies, non pas complètes, cependant, mais assez sûres.Elles revêtent deux caractères. Elles sont à base de déterminisme: leurs auteurs pensent que les mécanismes économiques sont parfaitement déterminables. S’ils n’apparaissent pas encore tels aujourd’hui, c’est que, dans la recherche des causes qui devraient expliquer tout le vécu, on n’a pas encore découvert toutes les variables explicatives. Ces formes sont aussi axées principalement sur la connaissance des données acquises, c’est-à-dire apportées par le passé. La science économique déterminante est, si l’on peut dire, de type passéiste. Le futur serait déterminé par le passé.On se persuade facilement du caractère étroit d’une telle conception. La connaissance du passé, aussi parfaite qu’elle soit, ne suffit pas à établir celle du futur, surtout lorsque celui-ci n’est pas la simple résultante de mouvements extérieurs à la volonté humaine, comme la ronde des astres, mais qu’il est conditionné par les décisions des hommes d’aujourd’hui. Le choix d’une action influence la connaissance du monde de demain. Mais est-il encore permis de parler de science quand interviennent des actes de volonté? Associer les mots: science de l’action, science de la décision, science de l’avenir, science du «faire» n’est-il pas contradictoire?Remarquons d’abord que, pour ce qui touche au passé, le constructeur d’un modèle sait bien qu’il n’explique pas tout par les variables qu’il a, cependant, judicieusement choisies. Lorsqu’il vérifie son modèle, il s’aperçoit que, même en l’absence d’erreurs d’observation ou de calcul, il subsiste toujours un écart entre ce modèle et la réalité. Cet écart, on l’a attribué à l’ignorance, c’est-à-dire au hasard. On l’a imputé à une composante appelée aléatoire ou stochastique (la random variable des Anglo-Saxons). Ainsi, même pour les constructions du passé, on faisait sa part au hasard, celui-ci correspondant à telle ou telle loi de probabilité. En revanche, à l’égard de l’avenir, le modèle fait encore plus sûrement appel à la composante stochastique. La dynamique du futur devient forcément une dynamique aléatoire, qui laisse place aux incertitudes et met en ordre les possibilités de l’action. Aussi n’est-il plus possible d’affirmer péremptoirement qu’il n’y a de science que du certain, qu’il n’y a de science que du quantitatif. Puisque l’on admet l’idée d’une science du futur, d’une science de l’activité humaine, il faut bien donner asile dans la science de demain aux idées de qualité et d’incertitude.Psychologie et sociologieCertes, il était déjà fait une place plus ou moins large à la qualité dans la science économique d’hier. Et non seulement du fait de l’histoire, mais aussi de la psychologie et de la sociologie. On a même établi que la psychologie économique avait précédé, dans la chronologie des théories, la logique économique. La pensée économique du XVIIIe siècle était de style psychologique, notamment avec Condillac. Il n’y a pas de valeur en soi; la valeur est toujours relative à l’appréciation d’un sujet; elle est subjective par essence. Les classiques anglais et français ont tendance à l’oublier et à objectiver la valeur pour permettre des comptes et des calculs exacts.Les marginalistes autrichiens (Menger, Wieser, Böhm-Bawerk) ont montré, au milieu du XIXe siècle, que c’est au niveau du consommateur que se formait la valeur et qu’elle «remontait» du consommateur au producteur. Mais, à ce niveau, elle dépend des goûts, des désirs, des préférences des sujets individuels, autant de relations qui impliquent une étude psychologique. G. Tarde s’est spécialisé dans ce genre d’étude (1904): il a mis en valeur le thème de l’imitation, qui explique beaucoup de phénomènes économiques, notamment celui de la propagation des vagues de pessimisme et d’optimisme qui ont tant d’importance à la Bourse des valeurs dans la naissance des crises, dans la confiance monétaire.Pareto, mathématicien de formation, se demanda comment on pouvait lever cette impossibilité: si l’utilité est qualitative, elle n’est pas mesurable. Les utilités non plus ne se comparent pas. Comment alors fonder une science à partir de l’utilité? Pour ce faire, on distingue l’utilité cardinale, celle que l’on devrait noter (ce qui est impossible), de l’utilité ordinale, celle qui est inidentifiable par un chiffre, mais que l’on peut seulement classer selon un ordre de préférence.Le même Pareto, inquiet, sur la fin de sa vie, de la tournure trop mathématique qu’il avait donnée à la science économique, publia en 1916 un Traité de sociologie générale , c’est-à-dire une analyse qualitative des réactions sociales. Il fit par exemple la distinction entre deux types d’activité humaine: les actions logiques et les actions non logiques. La part la plus profonde, la plus instinctive n’apparaît pas à première vue, Pareto l’appelle «résidus». L’autre part, la plus visible, la plus extérieure, est rationnelle; elle recouvre la partie instinctive dont les hommes ne sont pas fiers; Pareto l’appelle «dérivations».L’analyse d’activitéL’expression «analyse d’activité» traduit l’anglais activity analysis. Elle est significative de l’attitude caractérisée ci-dessus. On voudrait analyser l’activité non pas accomplie, mais en train de se faire. À cette expression il convient d’associer celles de « recherche opérationnelle », de «programmation linéaire» et de «théorie de la décision».La recherche opérationnelleLe mot de recherche exprime bien l’esprit de toute science. Rechercher, c’est accepter de se tromper, c’est œuvrer pour s’approcher d’une solution. La recherche est opérationnelle par nature. Cette expression (operational research ) a pris naissance dans le domaine de la stratégie militaire. La recherche opérationnelle est alors tâche d’état-major, de collaboration entre esprits de formation et de technique différentes (la marine, l’aviation, l’armée de terre) en vue d’une action commune. Les services doivent faire converger leurs efforts. Le mathématicien est chargé de les coordonner, de prévoir ce qui pourrait se produire avant de faire une expérience coûteuse. Une fois la paix revenue, la méthode d’association et de convergence des travaux qui avait permis de gagner la guerre a été appliquée à la stratégie économique. Le biologiste, le médecin, le psychologue, le sociologue, l’homme d’affaires, l’économiste, l’homme d’État, l’administrateur sont appelés à expliciter leur point de vue pour résoudre tel ou tel problème concret.La programmation linéaireLa programmation linéaire est une application de la recherche opérationnelle. C’est l’idée d’optimum qui est en cause. La programmation mathématique ne recherche pas la combinaison optimale des facteurs de production, mais le niveau optimal de chaque activité. Tandis que l’analyse marginaliste classique se traduit par des égalités précises, par des points de rencontre entre des courbes certaines, la programmation établit des inégalités qui manifestent des contraintes ou des impératifs dans la limite desquels apparaissent des régions possibles de solution.Lorsque les contraintes s’expriment par des liaisons du premier degré (y = ax + b ), des droites (la proportionnalité, les rendements constants), on dit que la programmation est linéaire. Simplifiée sans doute, donc peu réelle, elle est pourtant la plus commode à manier. Une programmation non linéaire serait plus réaliste, mais de traitement difficile.Les processus de la décisionOpérer, programmer, décider sont trois attitudes voisines. Chacun sait combien il est difficile de décider. Le «décideur» connaît très mal toutes les données du problème. Cependant, avec des informations toujours inexactes sur le passé et, a fortiori, sur l’avenir, il doit quand même prendre parti.La théorie classique s’était bâtie sur l’hypothèse du déterminisme rigoureux, comme si la connaissance de l’univers était parfaite. La théorie de la décision est moins ambitieuse. Elle admet ses ignorances, mais elle se propose de les traiter tout de même scientifiquement. Elle fait appel pour cela à la théorie des jeux. Le jeu le plus simple possible est celui qui a lieu entre deux personnes et tel que ce que gagne l’un est perdu par l’autre, le gain total des deux rivaux étant nécessairement nul. C’est le zero sum gain . Il existe aussi des jeux où la proposition du zero sum gain ne s’applique pas et où les activités conduisent à un avantage collectif. Le théoricien de la théorie des jeux est un Américain, J. F. Nash, qui, dans les années 1950-1951, a publié plusieurs articles (Econometrica , Annals of Mathematics ) qui ont fondé cette théorie. Il a notamment fait une distinction importante selon que les participants, au lieu de s’opposer, adoptent une attitude commune; c’est la distinction entre jeux coopératifs et jeux non coopératifs.D’une manière générale, on met en ordre les stratégies des deux joueurs et l’on recherche le point qui maximise les minimums de l’un (maximin ) et qui minimise les maximums de l’autre (minimax ). Mais la théorie doit se compliquer pour se rapprocher de la réalité.On dégage d’autres critères de décision que celui du maximin , par exemple celui de Hurwitz, celui de Bayes. D’une manière plus large, au lieu de considérer tel et tel joueur, on choisit un seul joueur qui cherche la meilleure décision à prendre en face de l’univers mal connu et incertain qui l’environne, celui-ci étant conçu comme cet adversaire anonyme qu’on appelle la nature. La théorie de la décision rejoint ainsi celle de l’information.Science économique et politique économiqueAutrefois on aimait répéter: l’économie politique est tout à fait différente de la politique économique; la première est neutre, la seconde est orientée vers telle ou telle action. Aujourd’hui, on n’insiste pas de la même manière sur cette opposition, qui garde évidemment sa valeur; on est beaucoup plus porté à faire la théorie de la politique économique. Le mot «cybernétique» pourrait le faire penser. Ce terme, mis en valeur par N. Wiener et déjà utilisé par Platon, exprime la science de la régulation, littéralement la science du «pilotage». La prise de conscience des écarts entre ce qui est obtenu par rapport à ce qu’on avait voulu obtenir, le retour en arrière vers l’opérateur (feedback ) de cet écart, qui permettra une correction de gouvernail, manifestent bien le caractère profond de toute politique économique.Analyse micro-économique et analyse macro-économiqueIl faudrait ici faire appel à la distinction entre analyse micro-économique et analyse macro-économique. La science économique est-elle fondamentalement de type microscopique ou de type macroscopique? C’est une question qui met en jeu une idée déjà connue des Grecs: pour connaître l’univers, faut-il aller de la partie vers le tout ou, inversement, du tout vers la partie? En politique économique, on songe au tout où chacun doit trouver sa place. Les décisions politiques ont pris aujourd’hui une importance telle que la tendance est de donner la priorité à l’analyse macro-économique. La pensée socialiste a toujours admis cette préférence; Karl Marx a été un des représentants les plus marquants de ce courant; il a fait comprendre que la théorie économique devrait être de type «totaliste», à la fois explicative et active. C’est lui qui a écrit qu’il fallait en même temps expliquer et transformer le monde. On peut récuser le marxisme, mais, méthodologiquement, il est difficile de ne pas être fortement influencé par lui.C’est ce qui est arrivé à Keynes (né l’année où mourait Marx, en 1883). Lorsqu’il écrit en 1936 la Théorie générale... , on voit sous le mot «général» prévaloir l’idée de totalité, de globalité, et s’élaborer alors la première analyse macro-économique moderne. Tout en demeurant opposé à Marx, Keynes, en effet, raisonne sur des quantités globales ou agrégées.Évidemment, l’idée de totalité ne supprime pas le problème du passage (bridge ) de la micro-économie à la macro-économie. Le terme d’agrégation (du latin grex ) pourrait faire penser que la donnée globale est obtenue par addition des données individuelles. Mais a-t-on le droit d’additionner des données hétérogènes, comme déjà se le demandait Durkheim? N’y a-t-il pas, dans le tout, autre chose que la somme des parties? On ne résoudra pas ce problème, par nature insoluble, et toujours s’opposeront à ce sujet deux types d’esprit: ceux pour qui la science économique est à base de données individuelles et l’analyse micro-économique plus importante que l’analyse macro-économique, et ceux qui pensent l’inverse. Les modèles économétriques, et spécialement les modèles décisionnels (du type de ceux de Tinbergen), sont aussi les plus belles manifestations de l’analyse macro-économique active.Si l’on reparlait de rationalité, on se demanderait si la rationalité macro-économique est de la même qualité que la rationalité micro-économique. Au fond, pas un seul sujet macro-économique n’est parfaitement rationnel; lorsqu’il apparaît tel, n’est-ce pas encore une mentalité individuelle qui l’anime? Même lorsqu’il parle au nom de tous, n’est-ce pas toujours la psychologie «microscopique» qui, inconsciemment, commande sa décision?S’il peut exister une science économique semblable aux sciences exactes de la nature, il demeure que toute idée de finalité ne peut pas être définitivement absente de la science économique: l’objet de la science économique est lui-même un sujet conscient d’être objet de science. La connaissance totale etparfaite de l’être économique, dont la fonction est de mettre de l’ordre (nomos ) dans ses affaires et dans celles du monde (oikos ), ne peut pas ignorer la nature profonde de l’homme. Si l’idée d’adaptation récapitule l’essence de l’économicité, si l’économie est en fin de compte la science de l’adaptation, la science économique est bien à même d’assurer à la fois la connaissance et la réalisation de cette adaptation, la connaissance et la réalisation ne cessant de se prêter un mutuel appui.
Encyclopédie Universelle. 2012.